Valentina Burke-Heppenstall se laissa persuader d’aller en personne à Queen Anne Street présenter ses condoléances. Comme Beatrice lui faisait dire qu’elle ne pouvait la recevoir, Valentina compatit à la détresse de son amie et suggéra à Araminta d’engager une infirmière. Une telle employée pourrait être d’un grand secours en ces tristes circonstances, et apporter une aide que la femme de chambre attitrée, déjà bien occupée, n’était pas à même de fournir.

Après réflexion, Araminta trouva l’idée excellente. La présence d’une garde-malade soulagerait la maisonnée de la responsabilité d’une tâche pour laquelle personne n’était équipé.

Valentina avait justement quelqu’un à proposer, à condition, bien entendu, que la suggestion ne soit pas impertinente ! Les bénévoles de Miss Nightingale étaient les meilleures infirmières du pays, de jeunes femmes hautement recommandables, et surtout très bien éduquées. Elles convenaient plus que toute autre à une maison comme celle des Moidore.

Araminta sut gré à la visiteuse de sa sollicitude. Elle recevrait la personne en question dans les plus brefs délais.

Le lendemain matin, Hester revêtit son meilleur uniforme et se rendit en cab à Queen Anne Street, où elle se soumit de bonne grâce à l’interrogatoire.

— Lady Burke-Heppenstall vous a recommandée à moi, déclara gravement Araminta.

Cette dernière portait une robe de taffetas noire qui bruissait à chaque mouvement. L’imposant jupon frôlait les pieds de table et les angles des sofas et des chaises sur le passage de la jeune femme, qui arpentait la pièce excessivement meublée. La couleur sombre du vêtement et le noir qui recouvrait les tableaux et les portes en signe de deuil faisaient ressortir de façon saisissante la chevelure dorée, tel un flot de lumière plus chaud et plus brillant que de l’or.

Araminta observa la tenue d’un gris terne et l’allure sévère d’Hester avec une évidente satisfaction.

— Pourquoi recherchez-vous actuellement un emploi, Miss Latterly ?

Elle ne s’embarrassait pas de formules de politesse. Il s’agissait d’un entretien professionnel, non d’une visite de courtoisie.

Hester, toutefois, s’attendait à cette question et avait préparé, avec l’aide de Callandra, une explication plausible. Tout domestique ambitieux nourrissait le désir de travailler au service de personnes de qualité. Bien souvent, les serviteurs se montraient même plus mondains que leurs maîtres ; pour eux, les bonnes manières des autres domestiques revêtaient une importance extrême.

— Maintenant que je suis rentrée en Angleterre, Mrs. Kellard, je préfère exercer dans une maison privée, auprès de gens bien élevés, plutôt que dans un hôpital public.

— C’est tout à fait compréhensible, répondit Araminta. Mais voyez-vous, Miss Latterly, ma mère n’est pas malade. Elle a subi une perte cruelle dans des circonstances particulièrement éprouvantes, et nous ne voudrions pas la voir sombrer dans un état de mélancolie. Or, elle n’en est pas loin. Il lui faudrait donc une compagnie qui lui soit agréable et qui veille à ce qu’elle dorme bien et s’alimente suffisamment pour ne pas tomber malade. Est-ce là un rôle que vous accepteriez de tenir, Miss Latterly ?

— Oui, Mrs. Kellard, j’en serais heureuse, si vous estimez que j’y suis apte.

Faire preuve d’une telle humilité mettait Hester au supplice. Seules l’image de Monk et la conscience du véritable objet de sa présence l’aidaient à assumer ce rôle.

— Tout à fait. Vous pouvez considérer que vous êtes engagée. Vous apporterez vos effets personnels et commencerez demain. Au revoir.

— Au revoir, madame. Et merci.

Comme convenu, Hester arriva le lendemain à Queen Anne Street avec ses quelques affaires rassemblées dans une malle et se présenta à la porte de service. Elle s’apprêtait à occuper dans la maisonnée une position qui ne ressemblait à aucune autre, légèrement au-dessus des domestiques, mais bien inférieure à une invitée de la famille. En raison de sa qualification, elle ne faisait pas partie du personnel, mais ne pouvait non plus bénéficier de la même considération qu’un médecin, par exemple. Elle était tenue d’obéir aux ordres, de se comporter de façon correcte et de ne pas déplaire à sa maîtresse.

Maîtresse… Ce terme la faisait grincer des dents…

Mais pourquoi ? Elle n’avait ni possessions, ni perspectives d’avenir, et depuis qu’elle avait pris l’initiative de traiter John Airdrie sans l’accord du Dr Pomeroy, elle se retrouvait en outre sans emploi. Et, bien entendu, son rôle ici ne consistait pas exclusivement à prendre soin de Lady Moidore : il comportait la tâche subtile, passionnante et dangereuse, de collaborer à l’enquête de l’inspecteur Monk.

On lui attribua une chambre agréable au deuxième étage. Une cloche y avait été installée, de manière à lui permettre de descendre sans délai si l’on avait besoin d’elle. En dehors de son travail – à supposer qu’elle bénéficie de quelques heures de liberté –, elle était autorisée à lire ou à écrire son courrier dans le salon de repos des femmes de chambre. On lui exposa clairement quelles seraient ses attributions et quelles tâches resteraient du domaine de Mary, la femme de chambre de Lady Moidore, une grande fille brune d’une vingtaine d’années à l’expression volontaire et à la langue bien pendue. On lui détailla également les attributions d’Annie, la bonne de l’étage. Agée de seize ans à peine, celle-ci semblait dotée d’un naturel curieux, d’un esprit vif et d’opinions bien arrêtées.

On fit visiter les cuisines à Hester, qui rencontra ainsi Mrs. Boden, la cuisinière, Sal et May, les deux filles de cuisine, et Willie, le garçon de courses. On lui présenta également les lingères, Lizzie et Rose, qui s’occuperaient de sa lessive. Elle n’aperçut Gladys, la deuxième femme de chambre, qu’en coup de vent, sur le palier du premier. Gladys était au service de Mrs. Cyprian Moidore et de Miss Araminta. Comme elle, Maggie, la bonne de l’étage, son assistante Nellie et Dinah, la ravissante femme de chambre chargée entre autres de l’accueil des visiteurs, étaient censées n’avoir aucune relation avec l’infirmière. Quant à Mrs. Willis, la minuscule intendante qui faisait marcher tout ce petit monde à la baguette, elle n’exerçait aucune autorité sur Hester. C’était une femme de pouvoir, habituée à tout régenter, qui ne semblait guère apprécier de voir une employée échapper à sa férule. Un regard suffit à Hester pour lire tout cela sur le visage sévère, qui marquait une nette désapprobation. Son physique rappela à la jeune femme le souvenir d’une infirmière-chef qu’elle avait connue, et la comparaison n’avait rien de flatteur.

— Vous prendrez vos repas dans la salle à manger des domestiques, avec tous les autres, déclara l’intendante d’un ton aigre, sauf si vos fonctions vous en empêchent. Après le petit déjeuner, que nous prenons à huit heures, nous allons tous – elle insista un court instant sur ce mot en fixant Hester droit dans les yeux – prier sous la direction de Sir Basil. Je suppose, Miss Latterly, que vous appartenez à l’Église anglicane ?

— Oh oui, Mrs. Willis, répondit Hester sans une seconde d’hésitation, bien que son inclination la fît opter pour l’athéisme, étant d’une nature anticonformiste.

— Bon, c’est parfait. Nous déjeunons entre midi et une heure, en même temps que la famille. L’heure du souper varie selon le programme de la soirée. Lorsque la famille reçoit, ce peut être très tard dans la nuit.

Elle haussa les sourcils pour poursuivre, affichant une immense fierté.

— Les dîners que nous donnons ici comptent parmi les plus prestigieux de Londres, et notre cuisine est très raffinée. Cependant, étant donné le deuil qui nous frappe en ce moment, toutes les réceptions ont été annulées. Et je pense que le jour où elles reprendront, vous ne serez plus parmi nous depuis longtemps… J’imagine que vous avez droit à une demi-journée de repos toutes les deux semaines, comme le reste du personnel. Toutefois, si Madame a besoin de vous, vous travaillerez tous les jours.

C’était là un détail dont Hester, à vrai dire, ne se souciait guère. Il ne s’agissait que d’un emploi temporaire et l’essentiel était pour elle de pouvoir rencontrer Monk si nécessaire, afin de lui rapporter les informations qu’elle aurait recueillies.

— Oui, Mrs. Willis, dit-elle simplement, voyant que son interlocutrice attendait une réponse.

— Vous n’aurez sans doute guère l’occasion de vous rendre dans le salon de repos, reprit l’intendante. Si vous y allez toutefois, je présume que vous savez qu’il ne faut pas frapper ? Il est extrêmement vulgaire de frapper à la porte d’un salon de repos !

— Bien sûr, Mrs. Willis, acquiesça Hester en toute hâte.

Elle n’avait jamais réfléchi à la question, mais en la circonstance, mieux valait éviter d’admettre son ignorance.

— La bonne s’occupera du ménage dans votre chambre, bien entendu, poursuivit la petite femme sans quitter Hester de son regard critique, mais vous devrez repasser vous-même vos tabliers. Les lingères ont bien assez de travail comme cela et les femmes de chambre de ces dames ne vont certainement pas se mettre à votre service ! Si vous recevez du courrier…

Elle s’interrompit, observant à présent Hester d’un air de défi.

— Vous avez de la famille ? interrogea-t-elle.

— Oui, Mrs. Willis, répondit l’infirmière, consciente qu’une réponse négative lui aurait fait perdre toute respectabilité. Malheureusement, mes parents sont décédés récemment, et l’un de mes frères a été tué en Crimée, mais il me reste un frère, et je m’entends très bien avec lui et avec son épouse.

Mrs. Willis parut satisfaite.

— Bien, déclara-t-elle. Je suis désolée pour votre frère tué en Crimée, mais beaucoup de jeunes gens très bien ont disparu dans ce conflit. Mourir pour notre reine et pour la patrie est une chose honorable qu’il faut supporter avec grandeur d’âme. Mon propre père était soldat, un homme très bien, un exemple à suivre. La famille est très importante, Miss Latterly. D’ailleurs, tout le personnel qui travaille dans cette maison est parfaitement respectable.

Hester eut toutes les peines du monde à réprime l’envie de révéler à son interlocutrice ce qu’elle pensait de la guerre de Crimée, de ses motivations politiques et de l’incompétence avec laquelle on l’avait menée. Elle se maîtrisa en baissant les yeux, comme par humilité.

— Mary va vous montrer où se trouve l’escalier du personnel féminin.

Mrs. Willis avait clos le sujet de l’histoire personnelle et revenait aux choses sérieuses.

— Comment ? fit Hester, momentanément désorientée.

— L’escalier du personnel féminin, répéta Mrs. Willis d’un ton tranchant. Il faudra bien que vous montiez et descendiez, ma fille ! Nous sommes dans une maison décente, ici ! Vous n’imaginez tout de même pas que vous allez emprunter l’escalier des hommes ? Et puis quoi encore ? J’espère que vous n’avez pas de telles idées en tête !

— Bien sûr que non, madame !

Reprenant ses esprits, Hester chercha en toute hâte une explication plausible.

— Seulement, dit-elle, je ne suis pas habituée à des intérieurs aussi spacieux. Il n’y a pas très longtemps que je suis rentrée de Crimée, vous savez. Et puis, là où j’étais, le personnel ne comptait pas d’hommes.

— Évidemment, acquiesça Mrs. Willis, qui n’avait visiblement aucune connaissance en la matière, mais ne l’aurait reconnu pour rien au monde. Eh bien, ici, nous avons cinq hommes parmi les domestiques qui travaillent à l’extérieur, que vous n’aurez pas l’occasion de rencontrer, et cinq à l’intérieur : Mr. Phillips, le majordome, Rhodes, le valet de Sir Basil, Harold et Percival, les deux valets de pied, et Willie, le garçon de courses. Ceux-là non plus, vous n’aurez probablement pas affaire à eux.

— Non, madame.

— Très bien. À présent, vous devriez aller vous présenter à Lady Moidore et voir si vous pouvez lui être utile à quelque chose, la pauvre.

Elle lissa son tablier du plat de la main et fit tinter ses clés.

— Comme si cela ne suffisait pas de perdre un enfant ! Il faut que la police vienne fourrer son nez dans la maison et importuner tout le monde avec ses questions ! Je me demande vraiment où va le monde ! Si la police avait bien fait son travail, nous n’en serions pas là aujourd’hui !

Hester se retint de rétorquer que même la meilleure des polices pouvait difficilement empêcher un meurtre commis à l’intérieur d’une maison par un membre de la famille ou du personnel. Elle n’était pas censée connaître les détails de l’affaire.

— Merci, Mrs. Willis, lança-t-elle en guise d’au revoir, avant de tourner les talons pour monter voir Beatrice Moidore.

Elle frappa trois coups légers à la porte et, en l’absence de réponse, entra. La chambre était ravissante, très féminine, avec des murs recouverts de brocarts, de tableaux ovales et de miroirs. Trois sièges légers et confortables trônaient autour d’une coiffeuse. Leur fonction était à la fois décorative et utilitaire. Les rideaux étaient ouverts et le froid soleil du matin pénétrait à flots dans la chambre.

Vêtue d’un peignoir de satin, Beatrice reposait sur le lit, les chevilles croisées et les mains derrière la tête. Elle fixait le plafond de ses yeux grands ouverts et ne parut pas remarquer l’arrivée d’Hester.

L’infirmière avait été formée à l’armée. Elle avait l’habitude de s’occuper de soldats atteints de blessures ou de maladies graves, mais elle possédait aussi une certaine expérience du choc, puis de la profonde détresse et de l’angoisse qui suivent une amputation, avec ce sentiment d’impuissance totale qui submerge toute autre émotion. Ce fut cette même angoisse qu’elle lut sur le visage de Beatrice Moidore. La dame était figée dans l’immobilité, comme un animal qui n’oserait bouger de crainte d’attirer l’attention et ne saurait dans quelle direction fuir.

— Lady Moidore ? lança Hester à mi-voix.

Beatrice tourna la tête et dévisagea la nouvelle venue. Elle avait dû penser qu’elle ne connaissait pas cette voix. Sans doute aussi n’avait-elle pas l’habitude de ce ton qu’employait l’infirmière, plus ferme que celui d’une domestique.

— Lady Moidore, je suis Hester Latterly, reprit la jeune femme. Je suis infirmière et je suis venue pour veiller sur vous jusqu’à ce que vous vous sentiez mieux.

Avec lenteur, Beatrice se releva sur les coudes.

— Une infirmière ? s’étonna-t-elle avec un léger sourire. Mais je ne suis pas…

Elle parut se raviser et se laissa retomber sur le dos.

— Il y a eu un meurtre dans ma famille. Cela n’a rien d’une maladie.

Ainsi, Araminta n’avait même pas parlé à sa mère de l’arrivée d’Hester et l’avait encore moins consultée. Ou peut-être Beatrice avait-elle oublié ?

— Non, reconnut Hester. J’assimilerais plutôt cela à une blessure. Mais j’ai appris mon métier en Crimée et j’ai l’habitude des blessures et du choc qu’elles occasionnent. Il faut parfois du temps, ne serait-ce que pour trouver l’envie de guérir.

— En Crimée ? Ça, c’est utile !

Hester sursauta. Elle ne s’attendait pas à un tel commentaire. Elle considéra plus attentivement le visage sensible et intelligent de Beatrice, avec ses grands yeux, son nez aquilin et ses lèvres fines. Elle était loin de la beauté classique et ne possédait pas non plus ce côté boudeur ou mutin que les hommes appréciaient tant chez une femme. Sans doute avait-elle aussi l’esprit trop vif pour plaire à la gent masculine. De toute évidence, elle était dotée d’une forte personnalité. Toutefois, sa position alanguie du moment démentait la nature implicite qu’évoquaient ses traits.

— Oui, acquiesça Hester. Et maintenant que ma famille est décédée sans avoir pu me laisser de quoi vivre, il me faut demeurer utile.

Beatrice se redressa de nouveau.

— Cela doit être très satisfaisant de se savoir utile. Mes enfants sont adultes et mariés. Nous ne cessons de recevoir – ou, du moins, nous le faisions – mais c’est ma fille Araminta qui dresse les listes d’invités. Elle n’a pas son pareil pour choisir les convives et les assortir de façon à mettre tout le monde à l’aise et à garantir la réussite d’une soirée. Ma cuisinière fait l’envie de la moitié de Londres et mon majordome sait qui engager en cas de besoin. Tout mon personnel est hautement qualifié et j’ai une intendante extrêmement efficace qui n’apprécie pas du tout que je me mêle de ses affaires.

Hester sourit.

— Oui, je veux bien le croire. Je l’ai rencontrée. Avez-vous déjà déjeuné aujourd’hui ?

— Je n’ai pas faim.

— Dans ce cas, vous devriez prendre un peu de soupe et un fruit. Si vous ne buvez pas, vous risquez de ressentir des effets physiques très déplaisants. Cela ne sert à rien de tomber malade.

Beatrice parut aussi surprise que son indifférence le lui permettait.

— On peut dire que vous êtes très directe.

— Je ne tiens pas à être mal comprise.

Beatrice laissa échapper un sourire.

— Je doute que vous le soyez souvent.

Hester s’efforça de garder contenance. Elle songea que son rôle consistait avant tout à soigner une femme qui souffrait profondément.

— Puis-je vous apporter un peu de soupe et une part de tarte aux fruits, ou de la crème renversée ?

— Je suis sûre que vous me monterez tout cela quoi que je dise… et je suppose que vous-même avez faim, non ?

Hester sourit, jeta de nouveau un coup d’œil circulaire sur la chambre, puis sortit pour débuter son service à la cuisine.

 

Le soir même, Hester rencontrait Araminta pour la deuxième fois. L’infirmière était descendue à la bibliothèque chercher un livre susceptible d’intéresser Beatrice et de l’aider à trouver le sommeil. Elle parcourut des yeux les lourds volumes historiques et les traités de philosophie plus imposants encore et finit par découvrir les romans et les ouvrages de poésie. Elle était à genoux, sa jupe répandue sur le sol autour d’elle, quand Araminta fit irruption dans la pièce.

— Vous avez perdu quelque chose, Miss Latterly ? interrogea la nouvelle venue d’un ton désapprobateur.

La position dans laquelle se trouvait Hester manquait foncièrement de dignité et avait quelque chose de désinvolte qui seyait peu à une personne qui faisait plus ou moins partie du personnel de maison.

Hester se releva aussitôt et rajusta ses vêtements. Les deux femmes avaient à peu près la même taille. Elles s’observèrent un instant de part et d’autre d’une petite table de lecture. Araminta portait une robe de soie noire rehaussée de velours. De minuscules rubans de soie venaient en agrémenter le corsage. Sa chevelure étincelait quant à elle comme un bouquet de soucis en plein soleil.

Hester, de son côté, avait revêtu sa robe d’uniforme gris-bleu, sur laquelle se superposait un petit tablier blanc. Ses cheveux d’un brun très quelconque, avec quelques reflets miel et auburn qui n’apparaissaient qu’en pleine lumière, semblaient des plus ternes auprès de ceux d’Araminta.

— Non, Mrs. Kellard, répondit-elle d’un ton solennel. Je suis venue chercher quelque chose que Lady Moidore puisse lire avant de se retirer. Cela pourra l’aider à dormir.

— Vraiment ? Ne croyez-vous pas qu’un peu de laudanum se révélerait plus efficace ?

— C’est en dernier recours que l’on donne du laudanum, madame, répondit Hester sans se démonter. Ce remède tend à créer une dépendance et l’on se sent mal ensuite, lorsqu’on arrête.

— Je suppose que vous savez que ma sœur a été assassinée dans cette maison il y a moins de trois semaines ?

Elle se tenait très droite et ne cillait pas en prononçant ces paroles. Hester admira son courage moral, son franc-parler dans des circonstances où bien d’autres, à sa place, auraient passé l’épisode sous silence.

— Oui, je sais, dit-elle gravement. Il n’est pas surprenant que votre mère soit bouleversée à un point extrême, d’autant que la police, à ce que l’on m’a dit, continue à venir interroger les habitants de votre maison. C’est pourquoi j’ai pensé qu’un peu de lecture pourrait la détourner de son chagrin, au moins le temps de trouver le sommeil sans avoir recours aux drogues. Cela risque de la desservir de fuir continuellement la douleur. Je ne dis pas cela pour paraître dure. J’ai moi-même perdu mes parents et mon frère ; je sais ce qu’est le chagrin.

— C’est sans doute pourquoi Lady Burke-Heppenstall vous a recommandée à nous. Je pense qu’il serait fort bénéfique que vous empêchiez ma mère de penser sans cesse à Octavia, ma sœur, et de se demander qui peut bien être responsable de sa mort.

Araminta ne cillait pas. Pas une fois elle ne détourna le regard.

— Je suis heureuse que cela ne vous effraie pas de vivre ici, reprit-elle. De toute façon, il n’y a aucune raison avoir peur.

Elle haussa légèrement les épaules en un mouvement froid.

— Il est très probable qu’il s’agit d’une relation déplacée qui a tourné à la tragédie. Si vous vous comportez avec dignité et n’encouragez pas les attentions, d’où qu’elles viennent, et si vous ne donnez pas l’impression de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas ou d’être trop curieuse…

La porte s’ouvrit soudain et Myles Kellard fit son entrée. Au premier regard, Hester fut subjuguée par son extraordinaire beauté. C’était un homme à l’allure peu commune, qui semblait prêt à rire et à chanter à tout moment, ou encore à narrer des histoires folles ou amusantes. Et si l’on décelait, dans le dessin de ses lèvres, un soupçon de suffisance, on pouvait aussi l’attribuer à un côté rêveur.

— … vous n’aurez aucun problème, conclut Araminta sans même se retourner pour regarder son époux ou lui signifier qu’elle l’avait vu.

— Êtes-vous en train de mettre Miss Latterly en garde contre notre policier trop curieux et pour le moins arrogant ? interrogea Myles.

Il se tourna vers Hester et lui adressa un sourire à la fois désinvolte et charmant.

— Ignorez-le simplement, mademoiselle, poursuivit-il. Et s’il se montre trop insistant, faites-le-moi savoir. Je me ferai un plaisir de le renvoyer sur-le-champ pour vous. Quelle que soit la personne qu’il suspecte…

Tout en parlant, il considérait Hester d’un regard indifférent. La jeune femme se prit soudain à regretter de ne pas avoir de fortune et de se trouver si simplement vêtue. Il eût été bien agréable de voir une étincelle d’intérêt s’allumer dans ces beaux yeux posés sur elle.

— Il ne va pas suspecter Miss Latterly, trancha Araminta, pour la bonne raison qu’elle n’était pas encore chez nous à l’époque.

— Ah oui, c’est vrai…

Il tendit la main en direction de sa femme. D’un mouvement à peine perceptible, celle-ci se décala et il ne put la toucher.

Il s’immobilisa, puis, se ravisant, fit mine de redresser un cadre posé sur le bureau.

— Il est vrai que, dans le cas contraire, il pourrait très bien la soupçonner, poursuivit froidement Araminta. Il semble suspecter tout le monde, y compris la famille.

— C’est absurde ! lança Myles.

S’il voulait paraître impatient, il manqua son effet. Hester décela dans le ton de sa voix quelque chose qui ressemblait à un malaise. Le rouge était monté au visage de Myles, dont le regard allait d’un point à un autre de la pièce, évitant de rencontrer celui des deux femmes.

— Totalement insensé ! poursuivit-il. Aucun de nous ne pourrait avoir la moindre raison de faire une chose pareille ! Et même si nous avions un mobile, jamais nous n’irions jusqu’à commettre un meurtre ! Vraiment, Minta, vous êtes en train d’effrayer Miss Latterly sans raison.

— Je n’ai pas dit que l’un de nous était coupable, Myles. Seulement que l’inspecteur Monk est persuadé que l’assassin se trouve parmi nous. À mon avis, Percival a dû lui dire quelque chose à votre sujet…

Elle fixait son mari d’un regard dur en disant ces mots et dut voir, comme Hester, la couleur déserter ses joues. Puis elle se détourna et poursuivit :

— Ce garçon est un irresponsable. Si j’en étais tout à fait sûre, je pense que je le ferais renvoyer.

Elle parlait d’une voix claire. Elle semblait divaguer tout haut, concentrée sur ses pensées sans souci de l’effet que celles-ci pouvaient produire sur ses interlocuteurs. Pourtant, sous la magnifique robe, on sentait tous ses muscles tendus à l’extrême.

— Je suis persuadée, reprit-elle d’une voix profonde, que Mère s’est retirée dans sa chambre parce qu’elle soupçonne Percival d’avoir dit quelque chose. Peut-être que si vous preniez soin de l’éviter, Myles, elle ne s’en porterait que mieux. Elle doit avoir peur de vous.

Elle se retourna brusquement vers son mari, qu’elle gratifia d’un éblouissant sourire.

— Ce qui est parfaitement insensé, j’en conviens, conclut-elle. Mais la peur est parfois irrationnelle. Il arrive que nous ayons sur quelqu’un les idées les plus absurdes, sans que personne parvienne pourtant à nous convaincre qu’elles sont infondées…

Elle pencha la tête de côté.

— Après tout, quelles raisons auriez-vous bien pu avoir de vous quereller si violemment avec Octavia ? interrogea-t-elle, avant de s’interrompre, faussement hésitante. Et pourtant, Mère est persuadée que vous en aviez. J’espère qu’elle ne va pas aller raconter cela à Mr. Monk. Ce serait dramatique pour nous tous.

Elle se retourna et poursuivit à l’intention d’Hester.

— Je vous en prie, trouvez quelque chose pour la ramener à la réalité, Miss Latterly. Nous vous en serons tous éternellement reconnaissants. À présent, je dois aller voir comment se porte cette pauvre Romola. Elle souffre d’une migraine et Cyprian ne sait jamais que faire pour elle.

Elle rassembla ses jupons et sortit dans un froissement distingué, à la fois gracieuse et rigide.

Restée seule face à Myles, Hester se sentit tout à coup au comble de l’embarras. Il était évident qu’Araminta était consciente d’avoir effrayé son mari et qu’elle y avait pris un malin plaisir. L’infirmière se pencha de nouveau sur les livres alignés sur les étagères et fit mine d’en lire les titres. Elle ne tenait pas à ce que Myles vît dans son regard qu’elle avait compris.

L’homme vint se placer juste derrière elle. Cette proximité la mit mal à l’aise.

— Il est inutile de vous inquiéter, Miss Latterly, dit-il d’une voix légèrement rauque. Lady Moidore possède une imagination débordante. Comme beaucoup de dames, d’ailleurs. Il arrive que son esprit se brouille et, bien souvent, elle ne pense pas ce qu’elle dit. Je ne doute pas que vous compreniez cela ?

Il semblait insinuer qu’Hester souffrait des mêmes symptômes. La jeune femme se releva brutalement et leurs regards se rencontrèrent. Elle était si près de lui qu’elle distinguait l’ombre que ses remarquables cils projetaient sur ses joues. Elle se refusa pourtant à reculer.

— Non, rétorqua-t-elle, je ne comprends pas, Mr. Kellard. Il est très rare que je dise des choses que je ne pense pas, et quand cela m’arrive, cela tient à un accident, un mauvais choix de termes, et non à une confusion dans mon esprit.

— Bien entendu, Miss Latterly, fit Myles avec un large sourire. Je suis persuadé que vous avez à cœur, comme toutes les femmes, de…

— Si Mrs. Moidore a la migraine, je devrais peut-être aller voir si je puis lui être utile ! interrompit-elle en toute hâte pour ne pas avoir à répondre vertement.

— Je doute que vous puissiez grand-chose pour elle, répondit Myles tout en s’écartant d’un pas. Ce n’est pas de votre attention qu’elle a besoin. Mais enfin, vous pouvez toujours essayer, si cela vous chante. Cela produira au moins une jolie diversion.

Hester choisit de ne pas saisir ses insinuations.

— Quand on a la migraine, répliqua-t-elle, peu importe la personne qui vous soigne.

— C’est possible, concéda-t-il. Je n’ai jamais eu la migraine. Du moins, pas celle dont souffre Romola. Elle est réservée aux femmes.

Hester saisit le premier livre qui lui tomba sous la main et, tenant l’ouvrage de manière à en dissimuler le titre, passa devant Myles pour sortir.

— Si vous voulez bien m’excuser, monsieur, je dois retourner auprès de Lady Moidore pour voir comment elle se porte.

— Bien sûr, rétorqua-t-il. Mais à mon avis, son état n’a guère varié depuis que vous l’avez quittée tout à l’heure.

 

Il lui fallut attendre le lendemain pour comprendre un peu mieux ce qu’avait insinué Myles au sujet des migraines de Romola. Elle revenait de la serre, chargée de quelques fleurs destinées à la chambre de Beatrice, lorsqu’elle surprit Cyprian en grande conversation avec son épouse. Le couple lui tournait le dos et n’avait pas remarqué sa présence.

— Je serais très heureuse si vous vouliez bien le faire, disait la jeune femme avec une note plaintive dans la voix, comme s’il s’agissait d’une prière qu’elle avait formulée à plusieurs reprises déjà.

Hester s’immobilisa et recula d’un pas pour aller se dissimuler derrière le rideau, d’où elle apercevait le dos de Romola et le visage de Cyprian. À en juger par les cernes qui marquaient ce dernier et par son attitude, le fils de Sir Basil était fatigué et soucieux. On eût dit qu’il s’attendait à recevoir un coup.

— Vous savez bien que ce serait inutile en ce moment, répliqua-t-il d’un ton patient non dénué de prudence. Cela n’arrangerait rien du tout !

— Oh, Cyprian !

Elle se détourna avec humeur. Toute son attitude exprimait la déception et la désillusion.

— Je pense vraiment que vous devriez tout de même essayer. Faites-le pour moi ! Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point c’est important pour moi !

— Mais je vous ai déjà expliqué que…

Il s’interrompit et poussa un soupir.

— Je sais que vous en avez envie, reprit-il sans parvenir à dissimuler l’exaspération qui filtrait dans sa voix. Et si je pouvais le convaincre, soyez sûre que je le ferais.

— Vraiment ? Parfois, je me demande si mon bonheur revêt une quelconque importance pour vous.

— Oh, Romola, je…

Hester ne put en supporter davantage. Elle exécrait les gens qui, par une pression morale, rendaient autrui responsable de leur bonheur. Peut-être était-ce parce que personne n’avait jamais cherché à la rendre heureuse elle-même, mais bien qu’elle ignorât la teneur de la discussion, elle se plaça spontanément du côté de Cyprian. Elle fit tinter les anneaux du rideau pour manifester sa présence, laissa échapper une fausse exclamation de surprise mêlée d’irritation et, comme le couple se tournait vers elle, sourit et s’excusa, passant devant lui avec, à la main, son petit bouquet de fleurs.

 

L’installation à Queen Anne Street se révéla pénible pour Hester. Sur le plan matériel, elle bénéficiait d’un extrême confort. Il faisait toujours assez chaud, sauf dans le quartier des domestiques, aux troisième et quatrième étages, et elle n’avait jamais goûté nourriture aussi délicieuse. Qui plus est, tout était servi à profusion. Il y avait de la viande, du poisson d’eau douce et du poisson de mer, du gibier, de la volaille, des huîtres, de la langouste, de la venaison, du civet de lièvre, des tourtes, des pâtisseries, des fruits, des gâteaux, des tartes et des flans, du pudding et des crèmes. Et il arrivait souvent aux domestiques de bénéficier des reliefs de repas rapportés de la salle à manger, en plus des plats cuisinés spécialement pour eux.

Hester prit connaissance de la hiérarchie qui régissait le monde des domestiques. Elle comprit quel était le domaine de chacun et qui devait des comptes à qui, ce qui revêtait une extrême importance. Car personne ne venait empiéter sur les tâches d’autrui et chacun remplissait son rôle avec une jalouse exactitude. Il eût été inconcevable, par exemple, de demander à une femme de chambre d’accomplir le travail d’une bonne ou, pis encore, de voir un valet de pied prendre la liberté de vaquer à quelque occupation dans la cuisine.

Plus intéressant, Hester apprit où se situaient les attirances et les antipathies, quel individu avait offensé tel autre et, le plus souvent, ce qui avait été à l’origine des différends.

Mrs. Willis était redoutée de l’ensemble des domestiques et, sur le plan pratique, Mr. Phillips faisait davantage figure de maître de maison que Sir Basil lui-même, que beaucoup ne voyaient jamais. On se moquait de ses manières de vieux soldat, qui lui avaient valu le surnom de « sergent-major », mais jamais en sa présence.

Mrs. Boden régnait en maître absolu sur sa cuisine, mais sa personnalité n’avait rien de commun avec celle de l’intendante ou du majordome. Elle usait de sourires et de psychologie, mais il lui arrivait aussi d’entrer dans de noires fureurs. Elle avait un faible pour Julia, blondinette de huit printemps, et Arthur, de deux ans son aîné, les enfants de Cyprian et Romola. Elle aimait les gâter dès que l’occasion se présentait, c’est-à-dire assez souvent, dans la mesure où elle supervisait la préparation de leurs repas, qu’ils prenaient dans la nursery.

Dinah, la bonne préposée à l’accueil, paraissait un tantinet supérieure aux autres, mais cela tenait plus à sa position qu’à sa nature. Les jeunes filles qui assuraient cette fonction étaient sélectionnées sur leur apparence physique et avaient pour mission de traverser les salons de réception tête haute et de faire froufrouter leurs jupons pour aller ouvrir la porte d’entrée l’après-midi et porter les cartes des visiteurs sur un plateau d’argent. Hester, pour sa part, la trouva très spontanée. Dinah adorait parler ; à table, elle ne manquait pas une occasion d’évoquer sa famille, qui avait été très bonne envers elle et grâce à qui elle était devenue ce qu’elle était.

Lorsque Sal, la fille de cuisine, fit remarquer que Dinah n’avait jamais reçu la moindre lettre de cette fameuse famille, personne ne releva. Un peu plus tard, Sal révéla également à Hester que Dinah sortait chaque fois qu’elle avait du temps libre et qu’une fois par an elle retournait dans son village natal, quelque part dans le Kent.

Lizzie, la lingère en chef, prenait quant à elle de vrais airs supérieurs. Elle faisait tourner sa buanderie d’une main de fer. Rose et les quelques filles qui venaient parfois prêter main-forte pour le repassage devaient se plier à une discipline rigoureuse, quels que fussent leurs sentiments personnels.

Tous ces personnages formaient un univers passionnant à observer. Hester, toutefois, se demandait quelle valeur ses analyses pourraient bien avoir dans l’enquête sur le meurtre d’Octavia Haslett.

Bien entendu, on ne se privait pas d’aborder le sujet à l’office. Il eût été peu concevable qu’un meurtre fût commis dans une maison sans que les gens éprouvent le besoin d’en parler, d’autant qu’ils se savaient tous soupçonnés et que l’un d’eux était obligatoirement coupable.

Mrs. Boden, cependant, refusait tout net d’en parler et ne tolérait pas d’entendre quiconque évoquer l’événement.

— Pas dans ma cuisine ! déclara-t-elle d’un ton sans appel tout en battant une douzaine d’œufs si violemment que l’omelette semblait devoir gicler à chaque tour de fouet. Je ne veux pas de commérages ici ! On a bien assez à faire sans qu’on ait besoin de perdre son temps en bavardages ! Sal, je veux que ces pommes de terre soient prêtes quand j’aurai fini ça ! Sinon, on ne va pas s’entendre, toutes les deux ! Et May ? May ! Qu’est-ce que tu attends pour nettoyer par terre, hein ? Tu sais bien que j’ai horreur des cuisines sales !

Mr. Phillips passait d’une pièce à l’autre sans se départir de son attitude hautaine ni de sa mine lugubre. Mrs. Boden expliqua à Hester que le pauvre homme avait très mal pris le fait qu’une telle catastrophe se fût produite sous son toit. Sachant qu’il ne pouvait bien sûr s’agir d’un membre de la famille – une évidence que personne ne remettait en question –, il apparaissait clairement qu’un des domestiques avait commis le crime. En d’autres termes, il avait, à un moment ou un autre, engagé un assassin.

Le regard glacial de Mrs. Willis coupait court au moindre commentaire qui parvenait jusqu’à ses oreilles. Tout ceci était indécent, totalement ridicule. La police était incompétente, c’était net : sinon, elle aurait compris depuis longtemps qu’il ne pouvait s’agir de quelqu’un de la maison. Evoquer le drame ne pouvait avoir pour effet que d’effrayer les plus jeunes des filles, ce qui était irresponsable. Tout domestique surpris en flagrant délit de bavardage était donc immédiatement puni.

Bien entendu, cette sévérité n’empêchait pas les langues d’aller bon train, tant chez les femmes, qui ne se privaient pas d’émettre des commentaires désobligeants sur leurs pairs masculins, que parmi les hommes, qui ne se montraient pas moins prolixes, mais ne dévoilaient pas toujours le fond de leur pensée. Les spéculations atteignirent un niveau encore inégalé un soir, à l’heure du thé, dans la salle à manger des domestiques.

— Je suis sûre que c’est Mr. Thirsk qui l’a zigouillée, un soir où il était cuité, affirma Sal en secouant la tête. Je sais très bien qu’il va se servir en porto à la cave, et c’est pas la peine de me dire que c’est pas vrai !

— N’importe quoi ! rétorqua Lizzie d’un ton méprisant. Lui, c’est un type bien ! Et d’abord, pourquoi est-ce qu’il aurait été faire une chose pareille, hein ?

— Des fois, je m’demande où t’as été élevée ! lança Gladys.

La femme de chambre jeta un bref coup d’œil derrière elle pour s’assurer que Mrs. Boden n’entendait pas. Puis elle se pencha au-dessus de la table.

— Tu n’es pas au courant ? chuchota-t-elle.

— Elle travaille en bas, lui rétorqua Mary. Tu sais bien que les gens du bas savent rien de ce qui se passe là-haut !

— Alors vas-y, s’impatienta Rose. D’après toi, qui est-ce qui l’a tuée ?

— C’est Mrs. Sandeman, dans une crise de jalousie, répondit Mary, sûre de son fait. Vous verriez le genre de trucs qu’elle porte, des fois ! Et vous savez où elle se fait conduire par Harold, certains jours ?

Chacun des convives suspendit son geste et tous retinrent leur souffle en attendant la réponse.

— Eh ben, dis-le ! s’impatienta Maggie.

Mary secoua la tête.

— Non, dit-elle. Vous êtes trop jeunes…

— Mais allez, vas-y ! supplia Maggie. Dis-le-nous !

— Elle en sait rien elle-même, s’écria Sal avec un petit rire. Elle nous fait marcher !

— Si, je sais ! répliqua Mary, outrée. Il l’emmène dans des rues où les femmes bien ne vont pas. Du côté du Haymarket.

— Quoi… pour aller voir un soupirant ? s’exclama Gladys, savourant cette possibilité. C’est pas vrai ! Tu nous fais marcher ?

— T’as une meilleure idée ? demanda Mary.

Willie, le garçon de courses, passa la tête dans l’embrasure de la porte de la cuisine, devant laquelle il faisait le guet.

— Moi, je crois que c’est Mr. Kellard ! affirma-t-il non sans jeter un regard craintif derrière lui. Je peux avoir ce bout de gâteau ? Je meurs de faim.

— Tu dis ça parce que tu l’aimes pas, protesta Mary en poussant vers lui le reste du gâteau.

Il s’en saisit et mordit dedans à belles dents.

— Espèce de porc ! s’exclama Sal d’un ton mauvais.

— Eh ben, moi, je suis sûre que c’est Mrs. Moidore ! intervint soudain May, la fille de cuisine.

— Non mais pourquoi ? riposta Gladys, sur le qui-vive.

Romola était à sa charge, et la femme de chambre se sentait personnellement offensée par la suggestion.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ? fit Mary. D’abord, tu l’as jamais vue, Mrs. Moidore !

— Si, je l’ai vue ! protesta May. Elle est descendue ici la fois où la petite Miss Julia a été malade ! C’est une bonne mère. Mais pour moi, elle est trop bonne pour être honnête ! Avec sa peau de pêche et sa belle figure ! C’est évident qu’elle a épousé Mr. Cyprian rien que pour l’argent !

— Mais il en a pas ! fit remarquer Willie, la bouche pleine. Il arrête pas d’en emprunter à tout le monde ! En tout cas, c’est ce que dit Percival.

— Eh ben, Percival, il dit n’importe quoi ! critiqua Annie. Moi, je dis pas que c’est pas Mrs. Moidore qui a fait le coup. Mais à mon avis, ce serait plutôt Mrs. Kellard. Des fois, y a des sœurs qui se détestent entre elles…

— Mais pourquoi ? interrogea Maggie. Pourquoi Mrs. Kellard irait-elle détester la pauvre Miss Octavia ?

— Eh ben, à ce que dit Percival, Mr. Kellard en pinçait pour Miss Octavia. Il l’avait dans la peau, expliqua Annie. Enfin moi, ce que dit Percival… Je sais pas s’il faut l’écouter. Il rate pas une occasion pour dire du mal des gens, celui-là !

Mrs. Boden entra à cet instant.

— Ça suffit, les commérages ! lança-t-elle d’un ton sec. Allez ! Et depuis quand est-ce qu’on parle la bouche pleine, Annie Latimer ? Allez, au travail tout le monde. Sal, il reste des carottes à gratter et le chou à laver pour le dîner ! Ce n’est pas le moment de faire la conversation !

 

Hester choisit de ne retenir que la dernière suggestion quand elle fit son rapport à Monk. Il avait insisté pour interroger une nouvelle fois l’ensemble du personnel, y compris la nouvelle infirmière, bien qu’on lui eût fait remarquer qu’elle était absente au moment du meurtre.

— Oubliez les potins de cuisine. Quelle est votre opinion à vous ? interrogea-t-il à voix basse, afin que les domestiques passant devant le salon de l’intendante ne pussent l’entendre.

Hester fronça les sourcils, hésitante. Elle cherchait les mots susceptibles de traduire l’extraordinaire sensation d’embarras, voire de malaise, qu’elle avait ressentie dans la bibliothèque après le départ d’Araminta.

— Hester ?

— Je ne suis pas vraiment sûre, déclara-t-elle avec lenteur. Mais Mr. Kellard avait peur ; là-dessus je n’ai aucun doute. Seulement, je n’ai aucun moyen de savoir si cette culpabilité qu’il éprouvait tenait au fait qu’il avait bel et bien assassiné Octavia, ou si elle provenait simplement d’avances déplacées qu’il lui aurait faites. Il peut aussi avoir peur en voyant sa femme prendre un malin plaisir à l’idée qu’il pourrait être sérieusement soupçonné, voire accusé. Elle le…

Elle s’interrompit, hésitant à employer un terme qui lui paraissait un peu trop mélodramatique, mais n’en trouva pas d’autre.

— Elle le torturait, reprit-elle. Bien entendu, poursuivit-elle en toute hâte, j’ignore comment elle réagirait si vous veniez à l’inculper pour de bon. Peut-être se comportait-elle simplement ainsi pour punir son mari à la suite d’une querelle… Peut-être le défendrait-elle bec et ongles si quelqu’un venait à lui vouloir du mal…

— Pensez-vous qu’elle le croie coupable ?

Il se tenait devant la penderie, mains dans les poches, le front plissé. La question qu’il venait de poser faisait réfléchir Hester depuis l’incident. La réponse de la jeune femme était prête.

— Elle n’a pas peur de lui. Cela, j’en suis certaine. Toutefois, il y a là-dessous une foule de sentiments qui ressemblent à de l’amertume, et, à mon avis, c’est plutôt lui qui la craint. Seulement, j’ignore si cela a un quelconque rapport avec la mort d’Octavia, ou si Araminta tire parti d’un pouvoir qu’elle détient sur lui.

Elle prit une profonde inspiration.

— Ce doit être extrêmement difficile pour lui de vivre sous le toit de son beau-père, sous sa juridiction, au vrai sens du terme, en étant sans cesse obligé de lui plaire et de faire bonne figure quoi qu’il arrive. Car d’après ce que j’ai vu jusqu’à présent, Sir Basil n’est pas un tendre. Il règne en despote sur sa maison.

Elle s’assit sur le bras d’un fauteuil en une attitude qui aurait mis Mrs. Willis en rage, tant parce qu’elle ne convenait pas à une dame que pour le danger qu’elle représentait pour le fauteuil.

— Je n’ai guère vu ni Mr. Thirsk ni Mrs. Sandeman jusqu’à présent, reprit-elle. Elle, de son côté, a une vie très remplie. Peut-être suis-je médisante, mais j’ai la certitude qu’elle boit. J’ai vu assez d’alcooliques pendant la guerre pour savoir reconnaître des signes qui ne trompent pas, même chez des gens qui n’en ont pas l’air. Je l’ai rencontrée hier matin. Elle avait un terrible mal de tête qui, à la façon dont elle s’est rétablie, ne venait pas d’une maladie ordinaire. Mais peut-être suis-je trop prompte à la juger… Après tout, je n’ai fait que la croiser sur le palier en me rendant dans la chambre de Lady Moidore, conclut-elle, non sans une pointe d’ironie.

Monk esquissa un très léger sourire.

— Et Lady Moidore, qu’en pensez-vous ?

— Je pense que c’est une femme qui a peur, répliqua Hester, redevenant grave. Elle sait ou croit savoir quelque chose, et ce quelque chose est si effrayant qu’elle n’ose pas le regarder en face. Seulement, elle n’arrive pas à le chasser de son esprit…

— Elle pense que Myles Kellard aurait tué Octavia ? interrogea-t-il en s’approchant d’un pas. Surtout, Hester, soyez prudente !

Il lui saisit le bras et le serra. La pression de ses doigts était si forte qu’Hester eut presque mal.

— Ecoutez et regardez chaque fois que vous en avez l’occasion, poursuivit-il d’un ton pressant. Mais surtout, ne posez aucune question ! Vous m’avez entendu ?

Elle se dégagea et se frotta le bras.

— Bien sûr que je vous ai entendu ! Vous m’avez demandé de vous aider… c’est ce que je fais ! Je n’ai pas l’intention de poser des questions ! De toute façon, on ne me répondrait pas, ou on me rappellerait à l’ordre en me reprochant de ne pas tenir mon rang ! N’oubliez pas que je ne suis qu’une domestique ici !

— Et que pensez-vous des domestiques ?

Monk n’avait pas bougé. Il demeurait tout près d’elle.

— Méfiez-vous du personnel masculin, Hester. Surtout des valets de pied. Il est fort probable que l’un d’entre eux ait eu des vues sur Octavia et qu’il ait mal interprété sa réaction… ou même qu’il l’ait parfaitement comprise, je ne sais pas, auquel cas elle aurait ensuite changé d’avis…

— Pour l’amour du ciel, inspecteur ! Vous ne valez guère mieux que Myles Kellard ! rétorqua Hester, méprisante. À l’entendre, Octavia était une traînée.

— C’est seulement une hypothèse ! protesta Monk d’un ton sec. Et puis, parlez à voix basse, que diable. Rien ne dit qu’il n’y a pas derrière cette porte des oreilles qui traînent ! Votre chambre dispose-t-elle un verrou ?

— Non.

— Dans ce cas, bloquez-la avec une chaise.

— Cela m’étonnerait tout de même que…

Elle s’interrompit, se souvenant soudain qu’Octavia Haslett avait été assassinée dans sa propre chambre au beau milieu de la nuit. Elle s’aperçut qu’elle tremblait.

— L’assassin loge dans la maison ! insista Monk sans cesser de la fixer.

— Oui, répondit-elle, docile tout à coup. Oui, je le sais. Nous le savons tous. C’est cela qui est terrible…